3. l’organisation sociale à bord (+ bonus les pirates et la sexualité)
A l’époque, « les pirates passent pour des héros aux yeux des marins ordinaires », du fait de la manière dont ils organisent leurs navires afin d’être « égaux devant le travail et le danger communs ». La première particularité des pirates est d’écrire collectivement leurs lois, de manière ritualisée : lorsqu’un équipage se forme, « ils réunissent un conseil autour ’d’un grand bol de punch’ afin de choisir un capitaine. L’étape suivante est la rédaction de la charte. Tous font serment de la respecter. Ensuite, ils se consultent pour savoir où aller et que faire ». Fréquemment, lors de cette première étape, l’équipage se choisit aussi un drapeau confectionné sur le champ, et rebaptise le navire qui vient d’être pris. Malgré le nombre de bateaux pirates, on retrouve dans les chartes « une impressionnante uniformité de règles et de coutumes » : voyons lesquelles.
« l’autorité collective est entre les mains de l’équipage »
L’autorité la plus élevée à bord est celle du « conseil commun » qui réunit tous les hommes à bord : « les décisions qui ont le plus d’impact sur le bien-être à bord sont prises lors de réunions ouvertes où les débats sont houleux ». Le conseil établit la charte, élit les officiers dont le capitaine, détermine les lieux où l’on se rend, décide des sanctions lorsque quelqu’un enfreint la charte et examine les demandes de libération des prisonniers. Un officier démis par le conseil est « remis au pied du mat », c’est-à-dire qu’il redevient un marin comme les autres. Au sein du conseil, les décisions se prennent à la majorité des votes. Quelques cas de navires sont rapportés où le médecin n’a pas le droit de vote « probablement en raison de ses origines de classe ».
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Pour ce qui est de la discipline, Rediker estime qu’elle est « moins arbitraire que sur les navires militaires, moins codifiées que sur les navires marchands : elle répond à un sens collectif de la transgression ». Les sanctions sont peu prévues à l’avance : la charte prévoit plutôt une liste de délits et que « la punition sera celle que le capitaine et la majorité de la compagnie pensent être adaptée ». Concrètement, les bagarres à bord sont interdites et doivent être organisées sur le rivage selon des règles strictes, l’atteinte aux règles importantes (notamment le vol de butin, le refus de participer à un combat, le fait de perturber de manière répétée le fonctionnement de bord ou de ne pas partager des informations utiles) est punie de débarquement dans un endroit difficile (comme une île déserte). L’exécution est la punition ultime : elle peut-être utilisée notamment contre les capitaines tyranniques et ceux qui désertent pendant un combat.
Le capitaine, un chef ?
A bord des bateaux pirates, il y a toujours un capitaine. « Ayant besoin de quelqu’un qui ait à la fois un tempérament courageux et des compétences de navigateur, les hommes élisent leur chef. Ils veulent un commandement par l’exemple, et non pas une hiérarchie de fait. Ils n’accordent que peu de privilège : 'le capitaine n’a pas le droit a plus de nourriture qu’un autre homme, nenni, il ne peut garder sa cabine pour lui seul' ». De fait, la cabine richement parée que l’on voit dans les films est une fiction : la plupart du temps, les membres d’équipage dorment n’importe où sur le bateau et « le capitaine n’a pas de lit personnel ».
. Le capitaine a autorité pour « le combat et la chasse, mais pour le reste il est gouverné par la majorité. Le capitaine peut aussi être démis, notamment pour couardise, pour avoir refusé d’attaquer certains vaisseaux, ou ‘pour s’être comporté comme un gentleman’ », voire exécuté, dans les cas de cruauté envers l’équipage.
. Les pirates élisent aussi d'autres officiers et notamment le quartier-maître, qui a pour fonction de contrôler le capitaine et « l’inspection générale de toutes les affaires » ; il « parle au nom de l’équipage » et est « gardien de la tradition pirate ». Ses principales missions sont de « distribuer la nourriture de façon juste et égale », et d’avoir la responsabilité du butin à partir du moment où le vaisseau ennemi est pris : c’est lui qui supervise son transport, son stockage et sa répartition. C’est lui aussi qui détermine qui participera aux futurs combats, ce qui est crucial puisque c’est ce qui détermine le droit à une part du butin. Il est fréquent qu’il devienne capitaine lorsqu’un équipage se sépare pour peupler un nouveau navire.
La répartition des biens et des provisions
La répartition du butin est explicitée dans la charte de bord, et « obéit à un système de partage pré-capitaliste » d’après Rediker, en ce sens que « en expropriant un navire marchand, les pirates s’approprient les moyens de production maritime et déclarent qu’ils sont la propriété commune de ceux qui travaillent à bord. » La notion de salaire n’existe pas : il s’agit d’un « partage des risque de l’aventure commune ». La répartition la plus courante est que le capitaine et le quartier maitre ont entre 1,5 et 2 parts ; les autres pirates officiers ou qualifiés entre 1,25 et 1,5 part, et tous les autres marins ont 1 part. La nourriture et la boisson sont partagées de manière strictement égale.
Jovialité et beuverie
Les pirates sont connus – et à raison – pour leur rapport « licencieux et tumultueux » à la nourriture et à l’alcool, ce qui est notamment du au fait qu’ils ont précédemment vécu des existences de privation. C’est aussi lié à la dangerosité de leur vie, et au fait qu’ils ne sont plus contrôlés que par eux-mêmes. De fait, « les aspects carnavalesques des grands moments de cette existence » sont fréquemment relevés par les observateurs de l’époque : les pirates font souvent la fête, jouent du violon et dansent, et surtout, boivent énormément. Un observateur note ainsi « ils sont vifs et joviaux, ils ont de tout en abondance et passent leur temps à préparer du punch et à le boire ». Cependant, ces « beuveries interminables déclenchent parfois des bagarres, voire des batailles qui s’étendent à tout le navire ». Les conséquences sont parfois catastrophiques : des bateaux sont mal conduits et heurtent des hauts-fonds avant de couler, des équipages ne sont pas prêts à l’abordage et incapables de fuir quand des ennemis approchent, etc.
Solidarité
La navigation et le combat abimant les corps, les pirates mettent en place un système que l’on pourrait qualifier de sécurité sociale : « un fonds commun » alimenté systématiquement par une portion de butin, qui est distribué aux blessés qui ne peuvent plus participer aux combats. Les personnes handicapées à bord ne sont pas discriminées, et les postes d’officiers, y compris de capitaines, leur sont ouverts. La solidarité peut aller jusqu’à des actions spectaculaires : en 1718 plusieurs équipages dont celui de Barbe-Noire bloquent le port de Charleston jusqu’à obtenir des médicaments pour leurs blessés.
Un ordre social qui se transmet
D’abord, même si l’organisation des pirates se met en place de manière neuve vers 1710, elle s’ancre dans plusieurs traditions :
.- la tradition maritime internationale : dans l’Antiquité et au Moyen-Age, de nombreux équipages ont procédé a des répartitions équitables de richesses et à l’élection de représentants pour discuter avec les capitaines.
.- les révoltes paysannes de 1630/40 en France, qui ont diffusé l’idée de la lutte contre les agents du fisc et du pouvoir centralisateur, notamment via des condamnés aux galères.
.- les luttes révolutionnaires des années 1640/50 en Angleterre pour la subsistance et contre l’enrolement forcé dans la Royal Navy, qui fut transmise dans la culture des boucaniers de Jamaïque, qui prévoit un « contrôle démocratique de l’autorité et des provisions pour les blessés ».
.Ces boucaniers étaient d’anciens forçats, radicaux politiques, minorités religieuses, esclaves marrons, qui s’exilent sur des îles inhabitées et fondent des communautés de vie vers 1660. Ils fonctionnent selon un « code » écrit, et c’est de ce principe que les pirates s’inspireront.
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La transmission fonctionne aussi entre pirates : si les chartes pirates sont aussi uniformes alors qu’elles sont librement décidées par les équipages, c’est notamment parce que les vaisseaux pirates forment « des généalogies » : un équipage capture un navire marchand, recrute une partie de l’équipage, et se sépare en deux pour devenir deux équipages distincts. De fait, à l’époque qui nous intéressent, 90 % des navires sont reliés à deux grandes lignées différentes. C’est ce mode d’essaimage qui rend si stable la « culture pirate ».
Bonus sexualité !
Première chose à noter : dans ce domaine aussi, les pirates vont à l’encontre de l’ordre de l’époque, puisque globalement, les chartes pirates régulent rarement la vie sexuelle : c’est donc la liberté qui prime. Deux chartes ont été retrouvées avec des règles :
.- celle de l’équipage de Bartholomew Roberts qui dit que « aucun garçon ni aucune femme ne sera accepté à bord ».
.- celle de l’équipage de John Philipps qui proscrit le « mélange avec une femme sage » sans son consentement. Contrairement aux lois de l’époque, aucun article n’évoque les relations entre hommes ou la sodomie, suggérant que sur ce point, les pirates sont libres de faire comme ils veulent. Il y a cependant très peu de preuves de relations homosexuelles chez les pirates, tandis que chez les boucaniers du siècle d’avant, la tradition est celle du « matelotage », qui consiste pour deux marins à s’apparier autour d’obligations mutuelles et de propriété partagée.
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Deuxième chose à noter, cette liberté signifie aussi la reproduction de relations sexuelles hélas fort classiques dans un système patriarcal : les pirates fréquentent largement « les bordels » et dépensent une partie de leur butin auprès de prostituées. Le fait de « se divertir » auprès de femmes noires contre leur gré est rapporté à plusieurs reprises.
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Enfin, quelques pirates, et notamment Anne Bonny et Mary Read, choisissent de se marier mais via « la pratique prolétarienne de se marier et de se divorcer soi-même », c’est-à-dire librement et sans la confirmation par un quelconque officier d’état civil.